Par Pascal Noireaux, Directeur Général d’Ergadeia Conseil.
Depuis quelques mois, une crise sanitaire inédite secoue le monde entier. Cette crise pèse sur notre quotidien et nous contraint à adapter nos habitudes de vie, mais également nos façons de travailler. Cette situation suscite également de multiples questions et de nombreux défis pour nos entreprises.
Si une grande partie de nos entreprises a été contrainte de cesser toute activité, les annonces du Président Emmanuel Macron du 13 avril dernier ont fait naître chez certains chefs d’entreprise l’espoir de pouvoir redémarrer progressivement leurs activités à partir du 11 mai prochain. Toutefois, cette reprise implique la prise de multiples mesures contraignantes destinées à optimiser la protection de nos collaborateurs.
Afin d’illustrer les défis inédits auxquels nos entreprises sont aujourd’hui confrontées en raison du Covid-19, nous vous proposons une analyse du jugement du tribunal judiciaire de Nanterre à l’encontre de la société Amazon en date du 14 avril 2020. Il convient de mettre en exergue les implications directes de ce jugement pour les entreprises amenées à reprendre leur activité prochainement dans une perspective d’évaluation des risques professionnels. Nous nous pencherons également sur une composante du risque psycho-social mise en évidence par le jugement Amazon.
Covid-19 et Évaluation des Risques Professionnels
Il convient d’analyser en premier lieu la situation actuelle telle qu’elle est marquée par le Covid-19 sous l’angle de la démarche d’analyse des risques. Dans ce domaine, une étape fondamentale consiste à identifier, au sein d’Unités de Travail, la présence d’un danger dans une unité de travail définie et à appréhender sa « capacité de nuisance potentielle » au travers des dommages qu’il est susceptible de générer.
Concernant le cas particulier du Covid-19, cette étape renvoie notamment à trois problématiques :
- Dans quelles mesures le chef d’entreprise peut-il prendre connaissance de la présence de ce danger dans son établissement et/ou dans l’environnement des salariés en situation de télétravail ?
- Dans la perspective de mise en place de mesures de prévention adaptées résultant de l’analyse de criticité, quels repères médicaux disponibles faut-il prendre en considération afin d’évaluer les dommages potentiels ?
- Dans ce contexte exceptionnel, quelle est l’ampleur de la responsabilité des chefs d’entreprise en cas d’infection de leurs employés par le Covid-19 ?
Sur le premier point, de nombreuses mesures – telles que la prise de température des salariés – ont d’ores et déjà été mises en place actuellement dans certaines entreprises.
En l’espèce, comme en témoigne le jugement du tribunal judiciaire de Nanterre, la société AMAZON a mis en place un dispositif visant à l’identification des personnes ayant eu des contacts étroits avec un salarié infecté. Pour ce faire, le salarié concerné est directement interrogé. Ces propos sont ensuite confrontés à l’analyse de ses horaires de travail et de ses activités professionnelles en recourant notamment aux enregistrements de vidéosurveillance de ses zones de travail et des espaces collectifs de l’entreprise. Une fois identifiés, les salariés infectés sont immédiatement placés en quatorzaine.[1]
Toutefois, ces mesures peuvent rapidement montrer leurs limites tant sur le plan de leur fiabilité que sur celui des conditions de leur mise en œuvre (présence sur site d’intervenants extérieurs à l’établissement, positionnement et nombre des points de contrôle pouvant créer des regroupements de personnes). Une attention particulière doit être apportée au respect a minima d’une forme de discrétion, voire de confidentialité lors de la collecte et de l’exploitation de ces données.
Sur le second point relatif aux repères médicaux disponibles en vue d’évaluer les dommages potentiels, l’O.M.S. semble faire figure de point d’entrée des informations relatives aux évolutions de la pandémie et aux conséquences liées à la contraction du virus. Les médecins du travail font également partie des interlocuteurs privilégiés à consulter sur ce sujet.
Malgré l’identification de ces deux sources d’information, nous sommes confrontés à un danger dont les manifestations symptomatiques et les conséquences sur la santé ne sont à ce jour que partiellement connues. A ce constat s’ajoute l’ensemble des inévitables contradictions propres à la recherche médicale.
Enfin, s’agissant du troisième point, il convient de rappeler que deux principes pèsent sur nos entreprises en matière de Santé et de Sécurité :
D’une part, elles sont soumises à une obligation de sécurité consacrée aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail. Cette obligation de sécurité imposée à l’employeur est considérée comme une obligation de résultat, ce qui a pour effet de conduire à des condamnations dès lors que le résultat – un dommage corporel – se produit.
Dans un arrêt du 25 novembre 2015[2] la chambre sociale de la Cour de Cassation a affirmé dans un attendu de principe : « Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail ». Cette interprétation jurisprudentielle des textes légaux permet à la Cour d’introduire une notion nouvelle, celle d’obligation de moyens renforcée.
D’autre part, la présomption d’origine professionnelle implique une prise en charge par l’entreprise des conséquences du virus sur la santé des collaborateurs. Le tribunal judiciaire de Nanterre n’a pas apporté d’éléments à ce sujet dans sa décision AMAZON. Toutefois, la reconnaissance du Covid-19 en tant que maladie professionnelle a d’ores et déjà été évoquée par le Gouvernement. Il convient désormais de demeurer attentif aux futures prises de position de nos dirigeants sur ce point.
Plusieurs interrogations apparaissent déjà : cette reconnaissance sera-t-elle véritablement effective ? Fera-t-elle l’objet d’une liste limitative d’activités professionnelles (domaine hospitalier, métiers exposés au public etc.) ? Lorsque des éléments de réponse officiels et fiables seront communiqués, les consultants d’Ergadeia Conseil en fourniront une analyse.
Dans le cas particulier du Covid-19, même si l’évocation d’intégrer le Covid-19 dans un tableau de maladie professionnelle ramène à la notion d’obligation de résultat, il convient néanmoins de se situer dans un premier temps sur une obligation de moyens renforcée afin de gérer au mieux les risques issus d’un danger dont l’origine est potentiellement étrangère à l’entreprise (sauf par exemple pour certaines professions du domaine médical) et dont les contours restent à ce jour relativement flous.
Enfin, il convient de souligner que, d’un point de vue juridique, l’agent biologique responsable de la pandémie de Covid-19, le virus SRAS-CoV2, n’est pas encore à ce jour classé dans les groupes de risques infectieux conformément à l’article R.4421-3 du Code du travail.[3]
Covid-19 et Risques Psychosociaux
Dans ses conclusions relatives à l’évaluation des risques psychosociaux, le tribunal judiciaire de Nanterre mentionne en ces termes :
« Il est en effet particulièrement nécessaire que cette évaluation rende compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail, …), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise ».
Notre réflexion porte particulièrement sur l’évaluation des « inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise ». Cette notion « d’inquiétudes légitimes » renvoie à la perception que chacun peut avoir du risque lié au Covid-19.
Indépendamment de l’entreprise, chaque salarié est confronté à une quantité d’informations inédite dont certaines sont contradictoires, incomplètes, voire fausses. Ces informations sont notamment relayées par les chaînes d’information en continu et divers canaux de communication, y compris les réseaux sociaux qui semblent désormais supplanter les sources officielles. Les échanges avec les proches sont également fortement contributeurs d’inquiétudes quant à la situation actuelle.
C’est notamment en référence à ces nombreuses informations qui alimentent leur mémoire que bon nombre de collaborateurs positionnent le « curseur » leur permettant d’appréhender le niveau de risque de contamination du Covid-19. Cela correspond à ce que l’on appelle l’heuristique de disponibilité[4] qui comporte quelques biais potentiels susceptibles d’amener chaque collaborateur à surévaluer ou sous-évaluer le niveau de risque lié à ce virus.
Parmi ces biais, il convient d’en retenir deux :
- Le flot actuel d’informations et l’évocation de cas touchant des personnes de la même tranche d’âge ou des proches. Ces éléments contribuent potentiellement à surestimer le risque lié au Covid-19 et à générer de l’anxiété, de la peur, voire de l’angoisse.
- Un autre biais relève de l’illusion d’invulnérabilité générant une confiance surestimée chez certains collaborateurs. Ces derniers tendent ainsi à sous-estimer le risque en surestimant leur capacité à le maîtriser. Cela contribue à une stratégie inconsciente de défense psychologique. Dans le cas du Covid-19, cette illusion d’invulnérabilité a probablement évolué à la baisse, chez certains collaborateurs, depuis le début de la crise sanitaire.
Afin de répondre à la question des « inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise », la société Ergadeia conseil propose quatre pistes de réflexion :
- Favoriser l’échange d’information à caractère positif tout en conservant une perspective réaliste quant à la situation actuelle.
- Renforcer la capacité d’écoute managériale et des fonctions d’appui (médicales, RH, …).
- Être particulièrement vigilant quant au développement d’un phénomène psychologique de crainte de « l’Autre » (réactions face à un collègue, allergique aux pollens, qui éternue par exemple) et chercher à renforcer la solidarité.
- Faire preuve de lucidité et de pragmatisme :
- En constatant et en valorisant les moyens d’ores et déjà mis en œuvre
- En suscitant la remontée et la valorisation des bonnes pratiques
- En favorisant, sur la base du volontariat, les témoignages de collègues qui ont été dépistés et traités,
- En créant un support d’information type « flash Covid-19 » qui synthétise les informations disponibles et les actions engagées.
Conclusion
La gestion optimale des risques inhérents à la pandémie du Covid-19 est aujourd’hui au cœur des conditions nécessaires à la relance de l’activité économique.
La société Amazon, quant à elle, a exprimé son désaccord avec la décision rendue par le tribunal judiciaire de Nanterre[5] et annoncé sa volonté de faire appel. Elle réaffirme l’importance de la sécurité de ses collaborateurs et rappelle les mesures qui ont été prises :
« Ainsi, en France, ces quatre dernières semaines, nous avons distribué sur nos sites plus de 127 000 paquets de lingettes désinfectantes, plus de 27 000 litres de gel hydroalcoolique, ainsi que plus de 1,5 million de masques », lit-on par ailleurs dans le communiqué de l’entreprise. « Nous avons aussi mis en place des contrôles de température et des mesures de distanciation sociale et également triplé nos équipes d’entretien en France pour renforcer le nettoyage de 200 zones supplémentaires sur chaque site ».
Force est donc de constater que ces mesures élémentaires apparaissent insuffisantes aux yeux de la justice. En effet, suite aux éléments développés dans le jugement de la société AMAZON, il convient d’être attentif aux points suivants :
- La consultation des C.S.E notamment pour la mise à jour du Document Unique d’Evaluation des Risques (D.U.E.R.)
- La limitation au maximum des zones de contact à caractère collectif tels que les tourniquets de contrôle d’accès
- La formalisation et la traçabilité des actions engagées (instructions destinées aux salariés, auto-contrôles, audits, …)
- L’intégration au D.U.E.R de l’impact des mesures organisationnelles liées à la gestion des risques liés au Covid-19 et aux « inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise » que nous avons abordé dans ce document.
Ce constat vaut également pour les entreprises assurant la fabrication et la distribution de biens de première nécessité qui ne dérogent pas aux exigences légales de protection des collaborateurs des entreprises.
Ainsi, si quelques entreprises ont d’ores et déjà pu redémarrer leur activité, la reprise progressive prévue à partir du 11 mai passera nécessairement par la mise en place de solutions intégrant, à la fois, l’organisationnel, la technique et l’humain.
Prenez-soin de vous et de l’ensemble de vos collaborateurs. Toute l’équipe d’Ergadeia conseil reste à votre disposition pour de plus amples informations ou pour vous fournir leur aide dans la relance de l’activité au sein de votre entreprise.
20.04.2020
[1] TJ Nanterre, 14 avr. 2020, n° 20/00503
[2] Cass. soc. 25.11.15, n°14-24.444
[3] https://www.esst-inrs.fr/3rb/afftexte.php?p1=sarscov2_covid19
[4] cf. travaux de Tversky et Kahneman
[5] https://www.frandroid.com/marques/amazon/698393_amazon-la-justice-interdit-de-livrer-des-smartphones-et-des-pc-pendant-le-confinement